IV

Les Tincrowdor arrivèrent à sept heures. D’ordinaire, Paul les faisait attendre parce qu’il avait toujours une réparation à finir et quand il se présentait enfin, après s’être lavé, Leo avait déjà bu plusieurs verres et Morna poursuivait avec Mavice une de leurs conversations de femme à bâtons rompus. Leo était d’ailleurs content de bavarder avec les enfants ou, s’ils n’étaient pas là, de rester silencieux. L’éternel retard de son hôte ne semblait pas l’irriter et Paul se demandait même si Leo n’aurait pas été tout aussi content de ne pas le voir du tout. Pourtant Tincrowdor l’accueillait toujours par un sourire. S’il avait beaucoup bu, il y ajoutait un commentaire apparemment drôle cachant une pointe contre Paul.

Mais ce soir-là, Eyre se trouvait déjà dans la salle de séjour quand les Tincrowdor arrivèrent. Il se leva d’un bond, embrassa Morna avec chaleur. Paul ne manquait jamais une occasion d’embrasser une jolie femme, cela lui donnait l’impression de commettre une infidélité en toute innocence. Morna devait se pencher un peu pour l’embrasser, comme Mavice, mais elle y mettait plus d’ardeur. Pourtant, elle finissait toujours – enfin, souvent – par rompre le contact la première par considération pour son amie Mavice.

Leo Queequeg Tincrowdor prit dans son énorme main celle de Paul et la pressa. Lourdement charpenté, il mesurait plus de deux mètres et son corps, autrefois musclé, s’enveloppait de graisse. Ses cheveux, naguère auburn, étaient blancs et clairsemés. Sous des arcades sourcilières en saillie, ses étranges yeux vert sombre aux globes striés de veinules semblaient regarder travers Paul. Ses joues rouges étaient couvertes d’une barbe mêlant le gris, le noir et le roux. Il avait une voix profonde dont l’effet était amoindri par une tendance à bredouiller quand il avait bu – et Paul ne l’avait vu que deux fois à jeun. Il avait toujours l’haleine parfumée au bourbon : du Waller’s Special Reserve quand il était en fonds, du whisky bon marché additionné de jus de citron lorsqu’il était fauché. L’odeur d’alcool cher qu’il soufflait ce soir-là indiquait qu’il avait récemment reçu un chèque pour une de ses œuvres.

— Assieds-toi, Leo, invita Paul. Qu’est-ce que tu prends ? Bière ou whisky ?

A question rituelle, réponse rituelle :

— Du bourbon. Je bois de la bière seulement quand il n’y a rien de meilleur.

Quand Paul revint de la cuisine avec une copieuse ration de Old Kentucky Delight où barbotait un glaçon, Tincrowdor offrait deux de ses derniers romans à Roger et Glenda. Eyre ressentit une pointe de jalousie lorsque ses enfants accueillirent le cadeau par des cris ravis. Comment pouvaient-ils avoir du plaisir à lire de telles inepties ?

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en prenant le livre de Glenda.

La couverture représentait un homme blanc enfermé dans une cage entourée de plusieurs femmes nues à la peau verte, qui passaient les bras à travers les barreaux pour le toucher. Au loin se dressait une montagne ressemblant vaguement à un lion avec une tête de femme sur laquelle s’élevait un temple grec. De petits personnages brandissant des poignards y entouraient un autre personnage couché sur un autel.

— Sphinx sans secret, répondit Leo. C’est l’histoire d’un cosmonaute qui débarque sur une planète habitée uniquement par des femmes. Les mâles sont morts quelques siècles plus tôt, pour la plupart de crise cardiaque. Une chimiste genre M.L.F. avait glissé dans la nourriture préparée par une usine centrale un produit empêchant les hommes d’avoir une érection.

— Quoi ? s’exclama Mavice, qui se mit à rire mais devint écarlate.

— C’est une vieille idée, répondit Leo avant d’avaler une lampée du verre que lui avait tendu Paul. Mais je la pousse jusqu’à des limites extrêmes que personne n’a osé ou n’a pu aborder. C’est un roman extrêmement réaliste – trop pour le Busiris Journal-Star. Son critique littéraire n’a pas seulement refusé de parler du bouquin, il m’a envoyé une lettre au vitriol. Rien de diffamatoire, cependant. Le vieux Potts n’est pas assez gonflé pour ça.

— Comment faisaient-elles pour avoir des enfants sans homme ? voulut savoir Paul.

— Par parthénogenèse provoquée chimiquement. Vierge et mère grâce à la chimie. L’expérience a été réalisée avec des lapins et, théoriquement, on pourrait la pratiquer aussi sur des humains. Je suis sûr que les Suédois y sont déjà parvenus et qu’ils le cachent. Ils n’ont aucune envie d’être des martyrs.

— Tu blasphèmes ! s’écria Paul, les joues empourprées. (Un court instant, il se vit faisant tomber Tincrowdor sur le derrière.) Une seule femme a été mère et vierge, par l’opération du Saint-Esprit.

— En fait d’opération, c’était une multiplication, alors, dit Leo. Non, je m’excuse de cette plaisanterie. Quand on est chez les aborigènes, il faut respecter leur religion. Je soulignerai néanmoins que si Jésus avait été le fruit d’une parthénogenèse, il aurait dû être une femme : tous les rejetons obtenus par parthénogenèse sont de sexe féminin. Seules les femmes ont un chromosome X, comme tu le sais – tu le sais, non ? – et c’est le chromosome Y de l’homme qui fait que le bébé sera un garçon.

— Dieu est par définition tout-puissant, argua Glenda. Il aurait pu, euh, introduire une sorte de chromosome Y spirituel.

— Bien répondu ! s’esclaffa Tincrowdor. Glenda ferais un excellent auteur de science-fiction. Quoi qu’il en soit, toute culture engendre ses perversions et cette société lesbienne ne faisait pas exception. Aussi quelques femmes dénaturées n’éprouvèrent aucune répulsion pour le cosmonaute et le considérèrent au contraire comme un objet sexuel hautement désirable.

— On ne peut parler de perversion si une femme désire un homme, objecta Eyre.

— La perversion est fonction de ce qu’une culture considère comme normal. Quand nous étions gosses, presque tout le monde considérait les turluttes comme de la perversion et l’on risquait vingt ans de prison ou davantage si l’on se faisait prendre. De nos jours, c’est différent et vers l’an 2010, tout ce qui se passera entre adultes consentants sera permis. Mais il y a encore des millions de gens dans ce pays pour penser que seule la position dite du missionnaire plaît à Dieu. Et des millions de couples – le croiriez-vous ? – qui ne se déshabillent pas l’un devant l’autre et éteignent la lumière quand ils ont des rapports. Ces dinosaures sexuels, car c’est ce qu’ils sont, auront disparu dans cinquante ans. Puis-je avoir un autre verre ?

Paul Eyre coula un regard en direction de sa femme, qu’il soupçonnait d’avoir fait des confidences à Morna puisque Tincrowdor avait bien fait comprendre que c’était des Eyre qu’il parlait. Il n’y avait donc plus rien de sacré ? En outre, il n’aimait pas que l’on tienne ce genre de conversation en présence de Glenda.

— Roger, tu veux bien servir à Leo un autre whisky ? dit-il.

Tandis que Roger sortait à contrecœur, Mavice demanda :

— Qu’est-il arrivé au cosmonaute ?

— Comme il était homosexuel, il refusa de faire quoi que ce soit aux femmes qui le libérèrent de sa cage. Dépitées, elles le livrèrent aux prêtresses, qui l’offrirent en sacrifice. Puis on l’empailla et on le plaça dans un musée à côté d’un gorille mais, à la suite de plaintes de la Ligue pour la Décence, on lui mit une jupe pour couvrir ses parties génitales écœurantes.

— Et que signifie le titre ? demanda encore Mavice.

— Je l’ai emprunté à Oscar Wilde, qui a dit un jour : les femmes sont des sphinx sans rets.

— Cela me plaît beaucoup ! s’extasia Mavice.

— Wilde était pédé, déclara Morna. Que savait-il des femmes ?

— Étant lui-même à moitié femme, il les connaissait mieux que la plupart des hommes, répondit Tincrowdor.

Afin de détourner la conversation, Paul prit le second livre et lut sur la couverture :

— Les béquilles d’Osiris... Qu’est-ce que cela veut dire ? J’aurais peut-être mieux fait de ne pas poser la question.

— Osiris est un dieu de l’ancienne Égypte que son vilain frère, Seth, découpa en morceaux qu’il éparpilla sur toute la terre. Mais l’épouse d’Osiris, Isis, et son fils, Horus, retrouvèrent les morceaux, les rassemblèrent et ressuscitèrent Osiris. Mon livre raconte cette histoire en détail. Pendant longtemps, il manqua une jambe à Osiris, qui clopina à travers toute la terre pour la retrouver. Ce n’était d’ailleurs pas la seule chose qui lui manquait : comme son nez demeurait lui aussi introuvable, c’est son pénis qu’Isis lui colla sur la cavité nasale. Voilà pourquoi on représente parfois Osiris avec une tête d’ibis, un oiseau au long bec. Jugeant la chose obscène, un des premiers pharaons ordonna à tous les artistes de changer le pénis en bec.

Quoi qu’il en soit, après maintes mésaventures, Osiris finit par récupérer sa jambe et le regretta aussitôt car il éveillait davantage la sympathie des gens quand il était infirme. Il retrouva aussi son nez mais la tribu qui le gardait refusa de le rendre elle en avait fait un dieu qui lui assurait de bonnes récoltes, des naissances nombreuses, et dispensait des oracles excellents quoique un tantinet nasillards.

Osiris accabla la tribu de fléaux et lui fit si peur qu’elle lui restitua son nez. Pourtant il aurait mieux fait de ne pas s’ingérer dans ses pratiques religieuses son nez s’enflait et s’allongeait quand il était excité – à savoir la plupart du temps puisqu’il était dieu – et il respirait par son pénis.

— Pour l’amour du ciel ! c’est de la pornographie ! s’indigna Paul. Pas étonnant que Potts ne veuille pas parler de tes livres !

— On a lancé la même accusation contre Aristophane, Rabelais et Joyce, fit observer Tincrowdor.

— Je préfère que le journal ne publie pas de critique de ses romans, avoua Morna. Ce serait très embarrassant. Je suis en bons termes avec les voisins et s’ils apprenaient ce qu’il écrit, ils nous mettraient en quarantaine. Par bonheur ils ne lisent pas de science-fiction.

Leo demeura un moment silencieux puis dit en regardant la main bandée de Paul :

— Morna m’a raconté que ton chien t’a mordu et que tu as dû l’abattre.

Dans la bouche de l’écrivain, la phrase résonnait comme une terrible accusation.

— Roger en a pleuré, dit Mavice.

— La mort d’un chien fait pleurer un homme qui a piégé des boîtes de conserve pour mutiler des gosses, commenta Leo.

Roger lui tendit son verre en répliquant :

— Des gosses qui balançaient des grenades dans nos camions !

— Oui, je sais, convint Tincrowdor. Avant de critiquer quelqu’un, marche donc un kilomètre avec ses bottes. J’ai tiré sur des gamins de douze ans pendant la guerre mais ils me tiraient dessus. Le principe est le même, je suppose. C’est son application que je n’aime pas. Il t’est arrivé de voir tes victimes, Roger ? Après les explosions, je veux dire.

— Non, je n’ai pas de goûts morbides.

— Moi je les ai vues. Je ne l’oublierai jamais.

— Arrête donc de picoler, conseilla Morna. Tu commences par être injurieux et tu finis dans le larmoyant.

— C’est la championne du monde d’injures qui vous parle, dit Tincrowdor. Elle appelle ça de la franchise. Tu as mal, Paul ?

— Tu es le premier à me poser la question, répondit Eyre. Ici, on s’intéressait plus au chien qu’à moi.

— Ce n’est pas vrai ! s’insurgea Mavice. J’ai peur qu’il n’ait attrapé la rage.

— S’il commence à baver, tue-le, recommanda l’écrivain.

— Ce n’est pas drôle, désapprouva son épouse. Quand je travaillais à l’hôpital, j’ai vu un enfant mordu par un chien. Il n’a pas attrapé pas la rage mais le vaccin l’a fait terriblement souffrir. Ne t’inquiète pas, Paul : il est peu probable que Riley ait eu la rage, il n’était pas en contact avec d’autres animaux. L’autopsie montrera peut-être qu’il avait une tumeur au cerveau ou quelque chose de ce genre.

— Peut-être n’aimait-il pas Paul, tout simplement, suggéra Leo.

Paul comprit que Tincrowdor parlait non seulement du chien mais aussi de lui-même.

— J’ai écrit une nouvelle intitulée Les vaccinateurs de Véga, poursuivit le romancier. Les Végans vinrent un jour sur terre avec une grande flotte et des armes contre lesquelles les Terriens étaient impuissants. Les Végans étaient bipèdes mais couverts de poils et avaient mauvaise haleine parce qu’ils ne mangeaient que de la viande. En fait, ils descendaient du chien et non du singe. Ils avaient de grands yeux noirs pleins de tendresse et se montraient ravis que nous ayons tant de poteaux télégraphiques. Ils étaient venus non pour conquérir notre planète mais pour sauver l’univers d’une terrible maladie. Avant qu’elle ne se répande dans toute la galaxie, ils immuniseraient tout le monde. Les Terriens ne voulurent pas d’une vaccination obligatoire mais les Végans soulignèrent que les Terriens eux-mêmes avaient créé un précédent.

Après avoir vacciné l’ensemble de la population, les Végans partirent en emportant plusieurs réalisations terriennes qu’ils jugeaient remarquables. Ce n’étaient ni nos grandes œuvres d’art, ni nos voitures de sport ni nos bombes atomiques mais nos bouches d’incendie et notre poudre insecticide. Dix semaines plus tard tous les membres de l’espèce homo sapiens moururent soudainement : les Végans avaient oublié de nous dire que la terrible maladie, c’était nous, qui n’aurions plus tardé à voyager dans l’espace.

— Tu n’écris jamais rien de bien sur les gens ? demanda Paul.

— Les gens ont les auteurs de science-fiction qu’ils méritent, repartit Tincrowdor.

C’est du moins ce que Eyre crut entendre car l’écrivain devenait de moins en moins intelligible à chaque gorgée.

— Si, bien sûr, j’ai écrit des nouvelles sur des gens bien. Ils se font toujours tuer – regarde ce qui est arrivé à Jésus. J’ai même pondu une historiette à la gloire de l’humanité que j’ai intitulée Un trou au Paradis. Dieu fait le tour du Jardin d’Éden dans la fraîcheur du soir. Il vient d’en chasser Adam et Ève et Se demande s’Il n’aurait pas mieux fait de les tuer. Car, voyez-vous, il n’y a pas d’animaux au-dehors, ils coulent tous des jours heureux au Paradis. Le Jardin d’Éden n’est pas grand mais les bêtes ne risquent pas d’y devenir trop nombreuses. L’écosystème de Dieu est parfait, les naissances équilibrent très exactement les morts.

Mais au-dehors, il n’existe rien hormis les accidents, les maladies et les meurtres pour endiguer la croissance de la population humaine. Ni félins aux crocs longs comme des sabres ni serpents venimeux. Ni moutons ni porcs ni bœufs non plus, ce qui signifie que l’humanité sera végétarienne et qu’elle devra manger des noix pour avoir des protéines. Rapidement les hommes peupleront toute la planète et comme ils n’inventeront pas l’agriculture avant deux mille ans, ils mangeront toutes les noix. Puis ils regarderont par-dessus la clôture entourant le Jardin d’Éden et y verront toutes ces nourritures à quatre pattes. Plus de Paradis. Le Jardin sera dévasté, les fleurs piétinées, les animaux exterminés dans une orgie carnivore. Peut-être Dieu devrait-Il revenir sur Sa décision et les foudroyer avec deux ou trois éclairs. De toute façon, Il a besoin de s’entraîner un peu à lancer la foudre.

Une autre chose qui tracasse Dieu, c’est qu’Il ne peut pas s’empêcher de penser à Ève. Dieu éprouve les émotions de toutes Ses créatures, c’est une sorte de poste récepteur spirituel. Quand un éléphant est constipé, Dieu a mal au ventre ; quand un babouin est rejeté par sa troupe, Il ressent sa solitude et sa tristesse ; quand un loup tue un faon, Il perçoit l’horreur de l’un, le plaisir de l’autre. Il sent aussi la saveur délicieuse de la viande lorsqu’elle passe dans gosier du loup et Il apprécie également les sensations sexuelles des animaux.

Chez les humains, le sexe prend une forme plus évoluée qui fait aussi appel à la psychologie et cela n’en est que meilleur. Par ailleurs, et toujours du fait de la psychologie, c’est souvent aussi beaucoup moins bon mais Adam et Ève n’existent pas depuis assez longtemps pour avoir de gros problèmes psychologiques. Aussi Dieu prend-Il du plaisir aux accouplements d’Adam et Ève, comme une espèce de voyeur mental. Sur le plan qualitatif, les humains surpassent les autres créatures de cent coudées, il n’y a pas de comparaison.

Lorsque Adam prend Ève dans ses bras, Dieu l’enlace aussi mais dans ce triangle éternel, il n’y a pas de cocufiage. En outre, Dieu pourrait revendiquer d’avoir vu Ève le premier.

Pourtant, après avoir chassé Adam et Ève du Paradis, Dieu avait décidé de réduire le volume des sensations qu’Il recevait d’eux. Il resterait branché mais ne percevrait que de faibles signaux. Autrement dit, Il ne connaîtrait pas l’extase totale quand ils feraient l’amour mais, par contre, Il ne souffrirait pas beaucoup de leur chagrin et de leur solitude. Adam et Ève sont en  Afrique, très loin ; ils se dirigent vers le sud et la réception devient de plus en plus faible. Tout ce que Dieu ressent, c’est un sentiment de tristesse. Cependant, Il continue à voir Ève en pensée et Il a conscience de ce qu’Il manque. N’empêche, Il se refuse à augmenter le volume, Il doit essayer de les oublier.

Plongé dans ces réflexions, Il marche le long de la clôture quand Il sent un courant d’air : l’air froid du monde extérieur s’infiltre dans la tiédeur agréable du Jardin. Ce n’est pas normal, Dieu en cherche la raison et découvre un trou creusé sous la clôture d’or émaillée de joyaux qui entoure le Paradis. Il est abasourdi car le trou a été creusé côté Jardin ; quelqu’un est sorti du Paradis et Dieu n’y comprend rien. Il comprendrait qu’on essaye d’y entrer mais d’en sortir !

Quelques minutes ou quelques milliers d’années plus tard (quand il est absorbé dans ses pensées, Dieu ne se rend pas compte du temps qui passe), Il reçoit un nouveau sentiment d’Adam et Ève. Ils sont joyeux, nettement moins peinés d’avoir été chassés du Paradis.

Dieu sort alors du Jardin et se rend en Afrique pour découvrir la raison de ce changement. Il pourrait y être en une nanoseconde mais Il préfère marcher. Il trouve Adam et Ève dans une caverne devant laquelle deux chiens et leurs petits montent la garde. Les animaux grondent et aboient avant de Le reconnaître. Dieu les caresse, regarde à l’intérieur de la caverne, y voit Adam et Ève et leurs enfants : Caïn, Abel et deux petites filles. Ce sont les sœurs de Caïn et Abel qui deviendront leurs femmes, vous savez. Mais c’est une autre histoire.

Dieu est touché. Si les humains savent gagner l’affection des chiens au point que ces animaux quittent les délices du Jardin d’Éden pour les retrouver, ils doivent avoir en eux quelque chose de bon. Dieu retourne donc au Paradis et ordonne à l’ange à l’épée flamboyante de chasser les autres bêtes.

— Ça va faire du joli, objecte l’ange.

— Je le sais, dit Dieu mais, sans autres animaux, les chiens vont mourir de faim. Ils n’ont que des noix à manger.

Paul et Mavice étaient choqués par un tel blasphème, Roger et Glenda riaient. Il y avait une pointe d’embarras dans leur rire mais elle était due à la réaction de leurs parents.

Morna s’esclaffa elle aussi avant de dire :

— Voilà l’homme avec qui je suis condamnée à vivre ! Et quand il raconte ces histoires sur Osiris et sur Dieu, c’est de lui-même qu’il parle !

Le silence qui suivit fournit à Eyre l’occasion de prendre la parole :

— J’ai fait un rêve cet après-midi, Leo. Tu pourrais t’en servir dans une de tes nouvelles.

— D’accord, je t’écoute, dit Tincrowdor d’un las.

— Tu n’as pas dormi cet après-midi, intervint Mavice. Tu n’es pas resté au lit plus de quelques minutes.

— Je sais bien si j’ai dormi ou pas. Mon rêve a dû être provoqué par ce qui m’est arrivé ce matin mais il est étrange. Je chassais la caille, comme ce matin, dans le même champ et Riley venait de se mettre à l’arrêt, comme ce matin aussi, mais à partir de là...

Le romancier attendit que Paul eût terminé pour demander à Roger de remplir son verre. Puis il se tourna les pouces un moment et dit :

— Le plus étonnant, dans ce rêve, c’est que tu l’aies fait. Il est trop riche en détails pleins d’imagination pour quelqu’un comme toi.

Eyre voulut protester mais Tincrowdor lui imposa silence de la main.

— Morna m’a parlé de rêves que tu avais racontés à Mavice. Tu n’en fais pas souvent – ou plutôt tu ne te souviens pas souvent de ceux que tu fais – et ils te semblent remarquables. Mais ils ne le sont pas, leur matière est très pauvre. Vois-tu, plus une personne a l’esprit créateur, fertile en imagination, plus ses rêves sont riches et originaux. Oui, je sais, tu as un cerveau inventif et mécanique, tu bricoles toujours sur des gadgets que tu as conçus. En fait, certains d’entre eux auraient pu faire ta fortune mais soit tu as tardé à déposer une licence – et quelqu’un d’autre t’a devancé – soit tu ne t’es jamais décidé à en fabriquer un modèle ou tu ne l’as jamais terminé. Bref, tu t’es toujours fait battre sur le fil. Ce qui est significatif. Tu devrais essayer de savoir pourquoi tu traînasses comme cela. Mais tu ne crois pas à la psychanalyse, n’est-ce pas ?

— Quel rapport avec mon rêve ?

— Tout est lié, sous la surface, là où les racines poussent dans le noir, où les vers rampent à l’aveuglette, où les gnomes creusent des galeries pour trouver de l’or. Même le bavardage stupide de Mavice sur les tailles des robes, les recettes de cuisine, les ragots concernant leurs amies a un sens. Écoute-les un moment, si tu parviens à le supporter, tu t’apercevras qu’elles ne disent pas ce qu’elles ont l’air de dire. Derrière la conversation futile se cache un message secret que l’on peut décoder si l’on fait de gros efforts et si on est capable de le comprendre. Il s’agit le plus souvent de S.O.S., de signaux de détresse sibyllins.

— Ça alors ! s’exclama Mavice.

— Sibyllin toi-même ! lança Morna.

— Et mon rêve ? rappela Paul.

— Je suis romancier, pas analyste, je ne sais pas ce que ton rêve signifie. Pour le savoir, adresse-toi à un psychanalyste. Bien sûr, tu ne le feras jamais parce que, premièrement, cela coûte très cher, deuxièmement, tu aurais peur que les gens te croient fou. D’ailleurs tu l’es, quoique tu souffres de cette sorte de maladie mentale qu’on appelle la normalité. Ce qui m’intéresse, ce sont les éléments de ton rêve. La soucoupe volante, le sang gazeux et doré s’échappant de sa blessure, le sphinx, la cité verte scintillante.

— Le sphinx ? dit Paul. La grande statue située côté des pyramides ? Le lion à tête de femme ?

— Non, ça, c’est le sphinx égyptien – mâle, et non femelle, soit dit en passant. Je parle du sphinx de la Grèce antique avec un corps de lion, une poitrine et un visage de femme. Encore que celui que tu décris ressemble davantage à un léocentaure : un torse féminin sur un corps de lionne, pour être exact – là où devrait le cou de l’animal.

— Je n’ai rien vu de tel ! protesta Paul.

— Tu ne l’as pas vu en entier mais, manifestement, c’était un léocentaure. Tu ne lui as pas non plus laissé le temps de te poser la question : qu’est-ce qui, le matin, marche à quatre pattes, après-midi sur deux et le soir sur trois ? Œdipe a résolu l’énigme avant de tuer le Sphinx. Toi, tu lui as tiré dessus avant qu’il puisse ouvrir la bouche.

— Quelle était la réponse ? s’enquit Mavice.

— L’homme, dit Glenda. Une réponse typiquement anthropocentrique et phallocrate.

— Nous ne sommes plus dans l’Antiquité et je sûr qu’elle avait à te poser une question correspondant à notre époque, reprit Tincrowdor. En tout cas, tu dois avoir lu un jour quelque chose à ce sujet, peut-être à l’école. Sinon pourquoi cette image ? Et la cité verte ? Tu as lu Le magicien d’Oz ?

— Non mais j’ai dû emmener Roger et Glenda voir le film quand ils étaient gosses. Mavice était souffrante.

— Il n’a pas voulu me laisser le revoir le mois dernier à la télé, se plaignit Glenda. Il prétend que Judy Garland était un être avili.

— Elle se droguait ! déclara Eyre. D’ailleurs, ce film n’est qu’un fatras d’inepties.

— C’est bien de toi de traiter de vile une pauvre femme en détresse, soupira l’écrivain. Et je suppose que Bonanza, ton feuilleton préféré, ce n’est pas une œuvre d’imagination ? Pas plus que The Music Man, dont tu raffoles, ou que la plupart des articles de ton torchon de droite, le Busiris Journal-Star, que tu lis comme l’Évangile ?

— Je te croyais plus intelligent, rétorqua Paul En fait, tu n’as pas la moindre idée de ce que mon rêve signifie !

— Si j’étais intelligent, je te prendrais vingt-cinq dollars de l’heure. Mais je me demande si c’était bien un rêve, si tu n’as pas vraiment vu tout cela dans le champ. A ce propos, où se trouve-t-il, ce champ ? J’aimerais faire une petite enquête.

— Tu es cinglé !

— Je crois qu’il vaut mieux que nous rentrions, dit Morna. Paul a une mine épouvantable.

Malgré la haine qu’il éprouvait à cette minute pour le romancier, Eyre ne voulait pas le voir partir.

— Un instant. Tu ne penses pas que mon rêve ferait une excellente nouvelle ?

— Peut-être. Disons que la soucoupe n’est pas un engin mécanique mais un être vivant. Elle vient d’une planète d’un système solaire lointain, naturellement. De nos jours, les Martiens ne sont plus de rigueur. Disons que l’être-soucoupe se pose sur la Terre pour l’ensemencer : la substance jaune n’est pas du sang mais des spores ou des œufs. Quand il est prêt à frayer, ou à pondre, il est en position vulnérable, comme la tortue de mer qui vient enfouir ses œufs sur une plage. Il perd de sa mobilité. Un chasseur survient au moment critique et lui tire dessus ; les plombs déchirent la matrice et libèrent prématurément les œufs. Incapable de s’enfuir, l’être-soucoupe se cache. Comme le chasseur est courageux ou dépourvu d’imagination, ou les deux à la fois, il le poursuit mais l’être a encore la force de projeter de fausses images de lui-même : son champ électromagnétique, ou le système qui lui permet de voler dans l’espace, stimule le cerveau du bipède étrange qui le traque et suscite des images profondément enfouies dans son inconscient. Le chasseur croit voir un sphinx, une cité verte étincelante.

Au cours de la poursuite, le chasseur a inhalé plusieurs spores ou œufs. C’est précisément ce que l’être-soucoupe désire puisque, pour se reproduire, il doit parasiter en quelque sorte des organismes vivants. Comme les douves du foie de mouton. Les œufs ingérés se transforment en larves qui tirent leur nourriture de leur hôte. Ou peut-être ne faut-il pas parler de parasitisme mais de symbiose si les germes ont un effet bénéfique sur l’organisme-hôte en échange de son hospitalité temporaire. On peut aussi supposer que la période d’incubation est longue et complexe, que l’hôte peut transmettre les œufs ou les larves à d’autres organismes. C’est jaune, quand tu te mouches, Paul ?

A la fin de cette période, les larves devienne autre chose, des petites soucoupes, par exemple. Ou bien elles passent par un stade intermédiaire, se transforment en êtres horribles et hostiles. Peut-être prennent-elles des formes différentes selon la composition chimique de l’organisme-hôte. Chez les humains, la réaction n’est pas seulement physique mais psychosomatique. En tout cas, l’hôte est condamné et hautement contagieux. Quiconque entre en contact avec lui est contaminé à son tour et il est impossible d’organiser une quarantaine à notre époque de grande mobilité. L’humanité n’a inventé la locomotive, l’automobile, l’avion que pour faciliter la transmission des larves mortelles – c’est du moins le point de vue de l’être-soucoupe. Fatalité, fatalité, fatalité !

— Imbécillité, imbécillité, imbécillité, dit Morna. Rentrons, Leo. Tu vas encore ronfler comme un cochon et je ne pourrai pas fermer l’œil de la nuit. Il ronfle horriblement quand il a bu. Je le tuerais !

— Laisse plutôt le temps faire son œuvre, suggéra Tincrowdor. Je me tue lentement au whisky, cette malédiction de la race celtique. C’est la bibine, pas les Britanniques, qui nous a battus. Sur cette allitération, je vous souhaite une bonne nuit, Gute Nacht – je suis aussi d’origine allemande.

— Et qu’as-tu hérité de tes ancêtres teutons ? demanda Morna. Ton arrogance ?

Station du cauchemar
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